- Chi Hiroimono - [Tueur].

Un appartement miteux. Une famille de neuf personnes. Une mère qui se prostitue. Un père qui vole. Sept gosses, entassés les un sur les autres. Il est tard. Très tard. Sur les sept enfants, ils sont six à dormir profondément. Les cheveux noirs, les yeux noirs. Emmitouflés dans des couvertures. L’un toussant parfois, un autre se retournant dans son sommeil. Un regard protecteur est posé sur le petit groupe d’enfants. Le septième, le plus jeune. L’intrus dans cette famille de japonais typique. Un petit rouquin aux yeux bleus. Chi Hiroïmono. Assis à gauche de la porte. Le dos droit contre le mur. Silencieux, il écoute. Ses parents parlent dans la pièce d’à côté. Ce n’est pas la première fois qu’il surprend cette conversation. Vente. Marchandise. Argent. Besoin. Les quatre mots qui reviennent sans cesse. Pourquoi avoir fait sept enfants, si on est pas foutu de les nourrir ? Juste pour les vendre ? Pour gagner de l’argent ? C’est honteux… Il se recroqueville un peu. Et soupire. Il est le plus fragile, le seul qui ne se débattra pas. Il sait qu’il sera le premier vendu.

- Chi rapporterait de quoi nourrir les autres ! Tu m’entends, Karasu ?
- Rien à foutre ! Les nourrir ? Laisse-moi rire ! Je ne vendrais pas un des mes mômes à un tordu pour que tu puisses te payer ta drogue, Sania ! Jamais !

Son père crie. Refuse encore et encore de les vendre à un quelconque proxénète. Sans doute celui de sa mère d’ailleurs. Peu importe les arguments de cette femme. Chi ne veut pas se prostituer. Plutôt mourir. Son regard d’azur caresse le visage de l’une de ses sœurs. Aucun de ces gosses ne méritent ce sort. Ils n’ont pas demandé à naître dans ce monde, à vivre dans cette misère. La lumière s’éteint dans le salon. Ses parents quittent l’appartement. Sa mère pour bosser, son père pour s’adonner à son dernier vice en date : l’alcool. Une nuit comme une autre chez les Hiroïmono.

Deux équipes. Les rouges. Les bleus. A la tête des bleus, une fille, une blondinette. A la tête des rouges, le jeune Chi. Du haut de ses neuf ans, il a déjà réussi à se faire un petit groupe d’amis. Et là, toute la joyeuse bande se prépare à un cache-cache géant dans Neo Gyoen. Le gigantesque parc est pour l’instant, rempli de rires et de voix d’enfants. Chi sourit à l’une de ses sœurs, bouscule un de ses frères. La blondinette attend, appuyée sur un arbre en plastique, que tous ses camarades de jeux soient convenablement cachés. L’après-midi est parfaite aux yeux de ces enfants. Ils s’amusent. Ont, pendant quelques heures, l’impression d’être heureux. Et cela leur fait du bien.

Leur jeux touche à sa fin. Petit groupe par petit groupe, ils rentrent chez eux. Chi, entouré de ses frères et sœurs, raconte à l’un de ses aînés, comment il a envoyé un autre garçon dans le lac, quelques jours plus tôt. Tous les sept, ils rejoignent l’appartement familial. Pour trouver leur mère, morte, allongé sur le sol dans le salon. Il y a tout un tas d’hommes. Des cris, des larmes retentissent rapidement dans la pièce. Vaguement, Chi comprend que sa mère a voulu doubler son proxénète ; que leur père, malgré ses belles paroles, les a abandonnés. En quelques secondes, l’enfant fait demi-tour, dévale les marches de l’immeuble. Et disparaît dans les rues insalubres de Tokyo-II.

Quatre jours à errer, quatre jours à dormir dehors, quatre jours à trembler de froid. Chi finit par retourner sur ses pas. Juste pour savoir. Ses frères. Ses sœurs. Son père peut-être. Il fait sombre dans l’appartement. La porte est fracassée. Elle ne fermera sans doute plus jamais. Pourtant, ça n’empêchera pas une autre famille de s’y installer. Le moindre espace libre finit toujours pas être occupé. Chi avance dans le noir, s’arrête au milieu du salon. Il ne voit pas grand-chose, mais se souvient où était allongé le cadavre de sa mère. Il tourne sur lui-même, reconnaît la porte de la petite chambre qu’il partageait avec les autres enfants. Tristesse.

Deux bras l’attrapent soudain par derrière. Une odeur nauséabonde de chair morte lui remplit les narines. Chi crie, se débat. L’étau se resserre violemment. La douleur lui broie les côtes. Un coup de pied bien placé. Et il parvient à se libérer. Un simple coup d’œil en arrière. Un Loup-Garou. Merde. Le rouquin recule, alors que le… monstre… s’avance, apparemment bien décidé à faire du garçon une de ses proies. Mais Chi ne veut pas mourir. Jamais. Un violent coup le fait rouler jusqu'à la fenêtre. Il crie. Un morceau de verre s'est enfoncé dans sa cuisse. Il fixe le bout transparent se teinter de son sang. Tellement rouge... Tellement rouge... Le Monstre s'approche... Encore, encore, encore. Cette chose lève une main, alors qu'un sourire décharné semble vouloir éclairer son visage. L'enfant arrache soudain le verre qui lui traverse la cuisse et d'un geste vif, l'enfonce dans le gorge de son agresseur. Un flot de sang jaillit, l'éclabousse. Chi ne bouge pas. Ne dit rien. Respire à peine. Le corps du Loup-Garou se casse à deux, et s'écroule sur le sol. Quelques minutes passent. Sans que le garçon ne fasse un geste. Des applaudissements retentissent lentement dans la pièce. Le rouquin tourne la tête vers l'originie du bruit. Un homme est debout, juste à la porte de l'appartement.

- Doué. Viens avec moi.

Chi l'observe un instant. Puis son regard d'océan en colère revient sur le cadavre. Il se relève, s'appuie sur le mur. La douleur lui broie la cuisse. Il grimace. Ça fait mal... Le sang lui bat les tempes. Il inspire à fond. Et rejoint l'homme. Peu lui importe qui est cet inconnu. Mais il est certain qu'il ne s'en sort pas plus mal.

- Eh CHI ! SORS DE LA ! TOUT DE SUITE !

Un grognement. Chi ne bouge pas. Une gueule de bois des moins glorieuses le cloue en travers du lit. La pièce est plongée dans le noir. Il sait parfaitement qui tambourine à la porte de sa chambre depuis plus de vingt minutes : Natura. Un prostitué... Pas plus vieux que lui, à peine 14 ou 15 ans. Cela fait deux ans qu'ils vivent dans le même appartement miteux. Natura bosse en free-lance... Depuis que Chi a tué son proxénète, sur l'ordre d'un type de la mafia. Les deux garçons s'entraident. C'est mieux que rien. Et puis, ils s'entendent bien... Enfin, quand on s'engueule pas...

- CHI ! T'as du boulot, j'te signale !
- OUAI ! Ça va, ça va...

Après un soupir résigné, le tueur se redresse à grand peine. Et se traine jusqu'à la porte, qu'il déverouille. Il le regrette amérement puisque Natura l'attrape soudain par le bras, l'entraine -sans trop de difficulté, puisque Chi n'est pas en mesure de se débattre- vers la salle de bain. Pour finir dans la douche, sous l'eau froide. Un cri résonne. Chi attrape et tire vers lui son ami. Quelques rires retentissent. Natura coupe l'eau, sourit légèrement au rouquin.

- Allez... on s'est bien amusé, maintenant, boulot...

Le blond se redresse, et sort de la pièce. Après un dernier regard vers le jeune tueur. Chi soupire, et finit par prendre une douche. Pas d'eau chaude. C'est déjà un luxe d'avoir de quoi se laver. Et puis, ils ramènent tous deux de quoi vivre plutôt décemment. Tout cela, Chi le doit à son bienfaiteur. Amerika. A cet homme qui est venu le chercher ce soir-là. Après son premier meurtre. Le rouquin sourit. Et sort de la salle de bain. Natura est déjà parti. Il ne reviendra qu'à l'aube. Dormira trois heures et tiendra jusqu'au soir. Chi, lui, utilisera une heure de son temps pour bosser, se baladera, s'amusera, découvrira de nouvelles activités jusqu'au petit matin. Puis rentrera pour roupiller de très longues heures. Jusqu'à ce que le prostitué le réveille. C'est ainsi depuis qu'ils se cotoient. Et quelque part, le jeune Hiroimono espère que cela durera.

Un soir de boulot comme de très nombreux soirs. Chi avance à travers les rues. Les mains dans les poches, profil bas. Le peu de personne qu'il rencontre croient sans doute qu'il se prostitue. Ne pas faire savoir qu'il tue pour de l'argent. Seuls quelques-un de ses contacts sont au courant, et ainsi, on lui donne du travail. Et cette nuit, il a une nouvelle proie. Un type, un imbécile qui ne s'est pas mis les bonnes personnes à dos. Il n'est pas si bien payé que cela. Mais le besoin de sang se fait trop présent. Il n'a pas réussi à refuser. Alors, Chi déambule, comme une ombre, attendant son heure. On le voit passer, mais on ne se souvient plus de lui ensuite. Il a l'habitude. Tellement l'habitude.

L'homme est là. A l'heure prévue, installé sur ce banc, dans Neo Gyoen. Dans ce parc où, enfant, le tueur à gages jouaient avec ses camarades. A peine éclairé, ce lieu offre un endroit terriblement agréable aux êtres de la nuit, dont lui-même fait parti. Il se rapproche. Silencieux. Sa proie se tourne, l'observe. Cet homme croit avoir à faire à un prostitué. Chi le sait, c'est sa marque de fabrique. Sa façon de faire la plupart du temps. Un baiser échangé, une liasse de billets aussi. Oui, c'est la victime qui paie sa propre mort. Le corps s'effondre, chute au sol, cassé en deux. Le garçon ne bouge pas. Une simple goutte de sang roule sur sa joue. Il l'essuie d'un revers de main. Et fait simplement demi-tour, les mains dans les poches. Il se sent bien, apaisé. Calme. Ses pas le mènent vers Shinjuku. Là où travaille son cher Natura. Des fois qu'ils puissent coucher ensemble... Ou alors, il va retourner. oui, plutôt. Alors Chi retourne à l'appartement. Et s'affale sur son lit.